aqua fortis

" AQUA FORTIS "

Port Choiseul, vers 1890. Anciens bâtiments de la Tuilerie

©Patrimoine Versoisien

La fiche d’identité du lac Léman révèle une série de records propres à fasciner les géographes, à envoûter les spécialistes du climat ou à éblouir les hydrologues. En plus de ces ravissements scientifiques, le lac nourrit aussi l’intérêt des peintres, l’attention des poètes et, peut-être, le trouble des amoureux. Quoi qu’il en soit, ses caractéristiques se mêlent depuis toujours à l’histoire des femmes et des hommes qui l’ont côtoyé.
Carrefour de communication et frontière naturelle, le Léman voit son rivage occupé par une présence humaine dès la préhistoire. Centralisant activités et échanges, il favorise au fil du temps la sédentarisation des populations. À l’Antiquité, les villae romaines fleurissent, témoins d’une prospérité stable qui va perdurer pendant des siècles en dépit des luttes religieuses, des tensions économiques ou des guerres de conquêtes.
L’impressionnante croissance démographique du 19e siècle métamorphose le paysage. L’aménagement des rives sert une navigation utilitaire, dévolue bien sûr à la pêche mais aussi au transport de pierres et de sable, de bois, de grains, de vins ou de fromages. Cette urbanisation nouvelle répond à l’important développement agricole et viticole de la côte et de l’arrière-pays. Jusqu’à l’arrivée du chemin de fer, les villages évoluent en lien avec les pâturages, les vergers, les forêts ou les carrières, tournant le dos à un Léman dont les eaux grises et bleues représentent encore bien plus d’inconvénients que d’avantages. En effet, même si leur implantation permet parfois un accès direct au lac, les habitations –quelles soient modestes ou cossues, isolées ou villageoises, de maîtres ou paysannes– cherchent avant tout à se prémunir de la bise noire, de l’humidité et du froid qui désagrègent les murs et rongent les charpentes.

Ce temps d’un lac subi, problématique et potentiellement dangereux, s’éteint peu à peu avec l’invention du tourisme. Grâce aux étrangers qui visitent la Suisse, la nature exceptionnelle du site se révèle aux yeux de la population locale. Ce regard neuf couplé à une industrialisation naissante ouvre des perspectives inédites. La navigation sur le Léman devient une activité de plaisance, destinée aux passagers des bateaux vapeur ou réservée à une élite sociale férue de régates et de compétitions de voiles. Chaque ville, chaque bourg aménage ses quais en vue de tirer bénéfice de cette manne inespérée. L’heure est aux équipements hôteliers de luxe et aux grands restaurants. Pour les particuliers, c’est aussi le temps des élégants pavillons de bain posés à fleur d’eau, au bout de domaines familiaux superbes.
Lieu récréatif, considéré pour ses qualités esthétiques, le Léman se voit donc le théâtre d’exploitations nouvelles et variées, passant littéralement de l’utile à l’agréable. Cette réalité génère sur ses rives la présence de bâtiments soignés, dans la mouvance des courants idéologiques du temps qui mêlent folklore traditionnel et patriotisme, histoire et hygiénisme. Une tendance qui permet de faire émerger la conscience d’une singularité nationale, identifiable dans l’affirmation de références propres au paysage alpin, avec ses couleurs, ses sapins emblématiques, ses sommets pointus et ses lacs purs. À lui seul, le Léman incarne désormais cette Suisse idéalisée.
Devenu paysage, il accueille autour des années 1900 des maisons étonnantes dont l’expression de chalet et les plantations alentours fonctionnent en miroir avec des pics enneigés (ou pas), un ciel d’azur (ou pas) qui se reflète dans une eau cristalline (ou pas). Un jeu de rôle muet entre la nature et l’architecture où le lac s’affirme aujourd’hui encore comme le personnage principal, authentique et essentiel.

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